A quoi ressemble la vie d'une joueuse de Go ?
Extrait du journal MAA No Shinbun de novembre 2006
A quoi ressemble la vie d'une joueuse de Go ? C'est un long mystère plein de passion et de frustrations... Vous savez de quoi je parle ?
6h15:
réveil difficile. Engourdie, presque tombée du lit, elle bouscule en se
levant le Goban où attend, endormie au Chuban, une partie de Shusaku.
Elle demeure un instant, les yeux embrouillés de sommeil, fixés sur un
Ko, à chercher des menaces. Puis elle s'arrache un baîllement et
descend prendre sa douche.
6h53: fourre dans le sac deux manuels
d'anglais, un livre de Joseki, un bloc de feuilles, le devoir de chimie
inachevé, quatre Kifu; le cours de maths, les Tsumego. Puis s'enfuit en
courant vers la gare.
7h42: s'installe dans le train. Le devoir de chimie. Pas envie de travailler... A côté deux filles parlent fort.
"- Oui, elle m'a vraiment coupé les cheveux trop courts derrière, je suis affreuse!
- Je crois que le rouge à lèvre cerise me va mieux que le pêche. Il
était mis sur la publicité que pour les peaux plus claires...
- Tu vas dire quoi à Frédéric pour vendredi soir ? "
Conversation Tenuki aux sujets plus que futiles, juge-t-elle. Et en
un éclair, elle revoit une des blitz qu'elle avait jouées la veille. Un
Dragon qu'elle a chassé si longtemps, qui a fini par s'éveiller et
cracher du feu sur tout le Goban... Elle sort les Tsumego qu'elle avait
imprimé et griffone. L'un après l'autre, Point Vital, Damezumari,
Uttegaeshi, Point vital...
7h41: le train la crache dans le froid d'une
ville grise. Dès son arrivée à l'école, elle copie le devoir de chimie
d'une vosine. Sonnerie, migraine, foule d'élèves, trois étages, cours
d'histoire.
9h12: prêtant une oreille distraite à la
voix monocorde d'un professeur quelconque qui énonce sans passion les
conséquences de l'inflation, mademoiselle ressort les Tsumego quand la
fatigue l'attrappe au vol: l'effort surhumain de garder les yeux
ouverts sur son cours de géo, c'est déjà tant...
Image from DeviantART.
12h05: une carotte et deux tartines et un biscuit au chocolat, et un mandarine.
"- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je lis.
- Tu lis quoi ?
- Un livre.
- Tu ne sors pas ?
- Non. J'apprends un Joseki sur le Mokuhazushi, j'en ai marre de me faire Hameter.
- Euh... Bon, moi je sors.
- (silence)"
12h55: arrivée dans la classe de maths. Enfin
quelque chose d'utile, qu'elle apprécie ! Car finalement les
mathématiques ne sont-elles pas aussi perverses, aussi sinueuses, aussi
raisonnables, aussi irrationnelles que le Go ?
On est face à un énoncé de géométrie comme face à une partie de
Go. On ne sait même pas, la plupart du temps, à qui on a à faire: on
comence à tâtons, progressivement, on teste quelques réponses... Et
toujours l'adversaire fait rejaillir sur nous ses foudre; une égalité
sans solution réelle, un Hamete, une formule indéterminée, un Tesuji,
une valeur absolue de paramètre, un Ko, une intégrale, un Tsumego.
Pourtant, à la base, c'était si simple. Noir, Blanc. 1 2 3 4 5 6 7 8 9
0, et milady l'infini. Puis quelques règles... Quelques opérations...
Les mathématiques et le Go ont atteint un degré de complexité presque
humain.
Presque.
14h28: cours de philo. Etude de la
considération manichéenne du monde. Gribouillis sur un bout de papier.
"Du Takemiya ou du Sedol dans le coeur d'un homme et d'une femme ?
Veulent-ils ces philosophes débattre sur l'enchevêtrement de Noir et de
Blanc ?".
16h32: marche vers le club de Go. Il fait
encore froid, peut-être parce qu'elle n'a pas dormi assez; mais le
froid la saisit partout de ses gros gands piquants: il s'agrippe à ses
chevilles avec un ricanement, lui ballotte les bras de son souffle
strident, lui mordille les seins douloureusement. Enfin à sa droite
elle reconnaît une lueur d'espoir derrière la vitre d'un café miteux:
deux vieux devant un goban! Elle pousse la porte, sourire réjoui,
triomphant, amusé, commande un chocolat chaud. Elle les connaît bien
tous, ici. Elle s'installe à la table où jouent les deux petits vieux
et s'absorbe dans le labyrinthe de Noir et Blanc. Ces deux-là ont des
styles très combattifs, et quand ils jouent l'un contre l'autre, le
résultat est toujours plus que passionnant. Les groupes étendent des
tentacules partout autour, des tentacules entrecoupées d'autres
tentacules qui s'étranglent mutuellement, se déchirent, saignent sur
tout le Goban. On raconte que leurs parties ne se gagnent jamais par
points, mais par abandon - ce sont de vraies boucheries et, cachée
derrière son chocolat chaud, elle a presque du mal à distinguer le
gagnant.
Pour passer le temps (car ces deux messieurs réfléchissent
beaucoup), elle sort les Tsumego qu'elle avait imprimés et gomme, une à
une, toutes les réponses. Une fois sa besogne accomplie, elle se tourne
pour faire face à Sam, un garçon de son âge, qui est en train d'étudier
un joseki avec trois adultes dont elle n'est pas sûre des prénoms mais
qu'elle a déjà affronté plusieurs fois - le grand brun 3d, le petit
gros qui a un style très calme, prudent et imbattable, le moitié chauve
qui débute depuis quelques semaines.
"- Sam ! Prends ces Tsumego... C'est plus ou moins notre niveau. Quelqu'un veut jouer ?
- Moi", répond le grand brun. Ils s'affrontent du regard et elle va
chercher un Goban, des pierres - sa journée commence peut-être ici.
18h12: enfin de retour à la maison. Pas la
peine d'allumer l'ordinateur, on va bientôt manger. Elle ressort le
gros livre de Shusaku (qui lui avait coûté si cher... Mais qu'elle ne
regrette pas d'avoir acheté) et continue la partie où elle s'était
interrompue la veille. Dès qu'elle pose les yeux sur le Goban, les
pierres semblent reprendre vie, et c'est doux, presque sacré. Pourtant
plusieurs coups passent sous ses doigts qu'elle ne comprend pas, c'en
est presque frustrant. Elle finit par descendre aider sa mère à la
cuisine.
18h49: "- Ca a été ta journée ma choutte ?
- Oui. J'ai battu Marc de quelques points en faisant un seki géant, c'était gros. Pourtant il avait un bon fuseki.
- Articule quand tu parles s'il te plaît, on ne comprend jamais rien..."
19h26: un interrupteur suffit. La machine se
met en marche, cahot de bruits et d'onomatopées mécaniques, musique
habituelle et presque rassurante. Vite, KGS. GoProblems. Un mail de
Martine: des Tsumego à résoudre, comme chaque semaine. MSN, pourquoi
pas. Sur KGS, une nouvelle option a été créée : l'automatch, c'est un
petit bouton captivant, c'est comme un kinder-surprise. Il suffit de
cliquer dessus et en une demi-seconde, un inconnu vous assène un "hi,
good game" fracassant avant de vous abattre ou de se laisser dominer,
pierre après pierre.
23h39: Il serait peut-être temps d'éteindre
l'ordi. J'ai des devoirs, interro de bio demain. Pourvu que ce
commentaire ne dure pas trop longtemps, j'ai les orteils gelés. Mais la
journée fut bonne. Que fait Shusaku sur mon pyjama ?
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