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Carnet de voyage d'une joueuse de Go belge en Chine
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13 mai 2008

Froid

Ca parle encore de Go... Je vous présente toutes mes excuses...
Merci aux personnes qui ont patiemment relu ce texte.

Froid.

On se sent vivre, mais enfin, ce n'est jamais agréable. Ce soir, le froid mord les seins d'une dame ; sourd, grommelant, persistant, il broie ses tétons entre ses dents de chauve-souris, et ses petites ailes grises flappent sur ses seins ronds. De longs cheveux noirs, qui ont subi la pluie dès le matin, gèlent à présent en grandes baguettes rigides qui caressent sa nuque au rythme de sa marche.

 

Je dois être quelqu'un d'autre, ailleurs, assise dans un train peut-être, ou sur un lit à draps fleuris, à me délecter du tiède — je ne dois pas être cette vagabonde qui sent tomber le soir d'hiver — ciel dégagé, la nuit me tuera. Une ferme s'étend au prochain carrefour ; des étables, du fumier humide, un chien puant et glapissant.

Mes jambes avancent par automatisme, mais mon corps me tire vers le bas. Et si je restais plutôt dans ce petit bosquet ?

C'est si loin… Et cette ferme recule à chacun de mes pas. Si je m'arrête là, c'est la fin. Mais la fin, c'est quoi ?

J'y suis. La grille est ouverte. Je traverse la cour, les yeux fixés sur les rideaux rouges qui protègent une lumière orange du grand extérieur bleu-gris.

Je frappe à la porte avec le gros heurtoir métallique, peut-être lourd. J'ai peur que mes doigts ne se fondent dans l'objet, ne s'en dissocient plus, ou reviennent à ma main avec la raideur du froid métal.

Un courant d'air se lève et c'est ça le pire. Ces aiguilles de cristal, ces frottements de froid qui irritent ma peau, ces hurlements sardoniques dans la forêt là-bas, derrière la route, forêt sombre où je risque de me congeler cette nuit si personne ne vient m'ouvrir la porte de la ferme…

Alors quelqu'un vient m'ouvrir.

De la lumière chaude se déverse sur mes épaules. Je rentre vite dans la cuisine, je ferme vite la porte à la nuit et je jette vite un regard de chien battu autour de moi.

C'est bien une cuisine de ferme, aménagée avec simplicité. Un panier à fruits devant la fenêtre. Une nappe de toile cirée. Des photos en noir et blanc sur un mur orange doux. Une poêle sur la cuisinière, une de ces vieilles poêles épaisses et un peu griffées, qui attend le feu et la cuiller en bois. Jeune homme dans un pull en laine, cheveux noirs en bataille. La porte du garde-manger en bois léger. Des post-it sur le frigo. Une petite table de chêne avec une seule chaise.

Une seule chaise.

Sa voix chaleureuse sur un ton distant : « Bonjour… » Heureusement, je comprends la question. Je murmure et marmonne quelque chose à propos de l'hospitalité en me glissant vers le radiateur. Il quitte la pièce.

 

Je regarde la poêle. Je dois être dans un rêve. Il revient avec une chaise.

« Tu veux prendre une douche pendant que je prépare le souper ? » Je le suis. Je retiens un mouvement de surprise en passant dans le salon : un goban dort au centre de la pièce, sous l'ombre légère de la fenêtre grise. Deux bols de bois sombre, fermés.

Oui, je suis dans un rêve. Quelle chance.

Nous montons l'escalier de bois. La troisième marche grince. Mon hôte a un beau dos, un beau cul, de longues jambes. La huitième marche grince.

La salle de bains est propre, très blanche. Il allume une petite chaufferette et sort deux serviettes épaisses. Il me regarde un peu, et sort.

Je laisse tomber ma veste. Je ne portais qu'un pull quand je suis partie. Je le porte toujours, élimé, rêche, probablement puant. Je l'enlève.

Très vite je laisse la chaufferette de caresser mes épaules blanches d'un flot d'air brûlant.

Je suis toute maigre maintenant, et ma peau est  blanche, à certains endroits rouge. Je trouve un peigne sur une étagère. J'éparpille mes cheveux sur mes épaules nues, et je tire avec le peigne ; j'ai un peu besoin que ça fasse mal.

Nue, je me sens mieux. C'est peut-être le seul beau jour depuis plusieurs semaines. Je fais couler l'eau dans la douche. Elle arrive tiède, puis chaude aussitôt.

Il n'y a que des produits d'homme. Et une seule chaise dans la cuisine. Mais ce goban dans le salon… Quel étrange… Des souvenirs déferlent. Le jour où j'ai découvert les règles de ce jeu. La première pierre que j'ai fait claquer. Les formes et les stratégies. Depuis combien de temps c'est fini, tout ça ? Je ne revois, étrangement, que des morceaux de parties, et des visages.

Lentement, je parcours mon corps, mes muscles fatigués, et je laisse l'eau chaude me marteler la peau. Quand je sortirai, je sentirai bon les parfums d'homme.

En me séchant, je pense toujours au Go. Je revois les josekis que je n'aimais pas, les débuts de partie à handicap tard le soir avec des amis plus forts, les tsumegos qui auraient pu me rendre chauve, les jeunes qui se rassemblent autour d'un goban pour commenter une séquence. Et certains tesujis qui m'ont fait frissonner.

 

Propre, les cheveux mouillés nattés sur mes épaules blanches, je redescendis dans la cuisine, forçant mes yeux à ne pas s'égarer dans le salon, à présent baigné de ténèbres. Lorsque j'entrai dans la cuisine, le beau jeune homme était occupé à étaler deux grosses tranches de lard dans la poêle.

« Tu es là. » Un petit silence.

« Je voudrais te passer des vêtements propres, si tu pouvais surveiller le repas… »

Il me tendit une spatule en bois. J'étais dévorée par la faim et le temps semblait s'être arrêté. Je patouillai mollement le lard dans la graisse.

Je revois le goban. Je revois les deux adversaires indifférents se serrer la main, les premières pierres atterrir sur le bois. On commence une partie par une leçon de calcul. Je dis un. Je dis deux, quatre, six, huit. C'est parti.

La première pierre claque en inaugurant le goban.

Ça fait plusieurs minutes. Ça fait plusieurs heures, ça fait plusieurs semaines que je n'ai pas joué. Une pierre noire, une pierre blanche. C'est l'équilibre. On pourrait presque s'en tenir à ces deux premières pierres. Mais c'est à Noir de jouer, et Noir a envie de points. Blanc s'irrite, il veut s'imposer. Fuseki croisé ? Fuseki classique ? Faites-vous plaisir.

J'aimais tant le fuseki chinois.

Je revois l'alignement placide, l'invasion froide, la pince sévère, les pierres s'emportent, bondissent en un combat furieux, s'étouffent, courent, nouent leurs membres fragiles en de longues embrassades meurtrières, se jettent au sol, s'enlacent avec passion, s'agacent, se chatouillent sous l'instigation anxieuse de deux joueurs tremblants, couverts d'une sueur froide.

Le lard commence enfin à onduler, à rétrécir, à grésiller en rosissant. Je fixe la poêle d'un air patibulaire. Quatre œufs dorment à côté. Deux coups de spatule retournent les morceaux de lard.

Le temps s'arrête de nouveau. Qu'est-ce qui m'avait menée au Go ? Je remontais dans ma mémoire au fil des gobans et des adversaires. Les tournois, les soleils, les clubs de Go, la pluie, les tsumegos, la nuit,… Et les joueurs de Go…

Lorsque le lard est enfin prêt, ma main droite attrape un œuf, et d'un mouvement rapide, le frappe contre le bord de la poêle. La coquille se déchire. J'ai l'impression de retrouver des gestes ancestraux, antiques, presque innés. J'ai tant changé depuis ces samedis matins où mes toutes petites mains, assistées par la bienveillance maternelle, ouvraient les coquilles au-dessus de la graisse grésillante. Mon papa préparait la table et un de mes frères faisait griller du pain. Les fricassées du samedi matin préparaient des journées de soleil, de lecture, de fleurs du jardin qui fanent en quelques minutes et qu'on met à sécher.

Selon une vieille tradition familiale, la bonne cuisinière a un rôle primordial dans la cuisson de l'œuf sur le plat : le blanc doit passer au-dessus du jaune, l'envelopper, retomber de part et d'autre, jusqu'à ce que la chaleur ait rendu mou et rebondissant tout le fluide de l'œuf, sans jamais briser la surface brillante du jaune.

Je sens un regard dans mon dos.

Je me retourne : il est à un mètre de moi, captivé par les quatre gros soleils oranges. Je lui tends la fourchette et la spatule.

« Merci. Tu peux prendre les vêtements sur la table, ils appartenaient à ma femme. Ils devraient t'aller, elle te ressemblait beaucoup. »

Je prends le paquet de vêtements en le remerciant, il ajoute : « Change-toi dans le salon si tu veux, c'est bientôt prêt. »

Il a rallumé la lampe, et le goban dort dans la lumière douce. Je ne puis m'empêcher d'ouvrir les bols pour toucher les pierres froides et dures en pâte de verre.

Je me souviens que les noires m'avaient toujours semblé plus douces et plus chaudes, mais ce soir je suis incapable de sentir la différence tant mes doigts sont glacés.

Mais les souvenirs et les émotions m'éblouissent, alors je referme rapidement les bols de bois et m'empresse d'enfiler le pantalon de toile noire, le soutien-gorge de dentelle sombre et la blouse légère. Je prends les chaussettes épaisses et tièdes en guise de chaussons, et laisse mes propres vêtements et mes grosses bottines boueuses près du radiateur avant de rejoindre mon hôte.

Les assiettes de porcelaine épaisse, les couverts grossiers, les grosses tranches de pain noir sur une planchette de bois… je lève les yeux.

Il est beau comme un dieu.

Ne pas parler, ne pas briser le rêve.

« Tu dois avoir faim… »

Il déchire la fricassée, la fait glisser dans mon assiette, me sert du vin.

La table est simple — la nappe est déchirée aux coins — mais le vin est exceptionnel. Je le savoure très doucement.

Lorsqu'il ouvre la deuxième bouteille, je reconnais un parfum, une saveur différente. Entre les arômes, je traque le défaut, mais en vain.

Le sang pourpre de la bouteille achève de me réchauffer.

 

« Vous êtes joueur de Go ? »

Il répond naturellement : « Oui. Tu connais le jeu ? »

« Bien sûr. On pourrait jouer. »

Et nous voilà dans le salon, agenouillés face à face, séparés par un bloc de bois.

 

Deux heures plus tard, il se leva en s'excusant, partit dans la cuisine et revint avec une bouteille et deux petits verres. Il me versa un alcool que je ne connaissais pas — fort et sucré, épais, mais épicé aussi, couvert d'arômes de gingembre, de cannelle, et d'une herbe que je ne reconnus pas. L'homme s'assit à mes côtés.

 

« A la vôtre… »

 

Je sens mon corps brûler doucement. Nous parlons du bois du goban, des pierres qu'il aurait aimées en coquillage, puis nous comparons leurs claquements. Je lui montre un tsumego qui m'avait fascinée… il me montre des josekis, je feins l'intérêt, je lui apprends le Keima-Go, il rit.

 

Lorsque ses yeux rient j'ai envie de coller mon corps au sien… Lequel des dieux de l'Hadès a donc façonné la courbe de son torse ?

Il m'a servi un autre verre.

 

« A la vôtre… »

 

Tandis qu'il boit ses yeux se ferment et je peux voir son visage mignon, sa bouche mi-ouverte où coule l'alcool, ses joues épaisses qui lui donnent un air candide et attachant.

Lorsque ses yeux se ferment j'ai envie de les sceller un instant d'un baiser doux…

Nous rangeons les pierres noires et blanches. A présent, elles me paraissent d'une tiédeur étrange… Ma main frôle la sienne. Je verse une poignée de pierres dans le grand bol de bois, aussi délicatement que possible. Nous attrapons les dernières pierres.

Nos mains se touchent encore.

Nos mains se touchent.

Ses yeux se fixent dans mes yeux. Lorsque ses yeux me regardent je craque. Il porte ma main à ses lèvres.

J'hésite. Sa main est douce. Le haut de son poignet est légèrement poilu.

Je la caresse doucement. Il lâche ma main ; humiliée, je me rétracte ; mais c'était pour remplir un verre d'alcool ; au lieu de me le tendre, il se lève, s'agenouille dans mon dos, et porte timidement le liquide à ma bouche. 

 

« A la vôtre… »

 

Mes mains se posent sur les siennes ; elles sont chaudes et fortes ; je penche la tête en arrière et laisse l'alcool couler entre mes lèvres ; il tremble, une gouttelette m'échappe et glisse, le long de ma joue, le long de ma gorge blanche, traverse mon buste pour s'arrêter à la dentelle noire de mon soutien-gorge.

Le verre est vide ; je fonds dans ses bras en sanglotant doucement.

Ses épaules d'homme me couvent, ses grandes mains caressent mon dos. Il murmure quelque chose que je ne comprends pas.

 

La soirée continua, enivrante et secrète, sur le canapé, dans la cuisine, dans la salle de bains, dans le grenier poussiéreux, partout où son corps d'homme me porte en souriant — puis enfin, dans le lit, sous les poutres solides, dans les draps blancs — il accomplit son devoir d'homme, fébrile et brûlant.

Dehors, au loin, j'entends un croassement de corbeau. Une pomme de pin tombe dans la rivière, avec un petit « plouf » qui éveille un poisson d'argent. La maison craque comme un bois vert que l'on met à brûler. Ses mains attrapent mes nattes et les libèrent consciencieusement, en boucles épaisses qui le guident à mes seins.

J'ai toute la nuit pour imprégner mes lèvres de son corps, et imprimer ma chaleur sur ses épaules — froides et pourtant si douces — ma douceur sur ses cuisses musclées — et les traces de mes mains dans les sillons lisses de son dos droit — ses fesses me rendent folle — je dévoue mon corps au sien — les heures passent — et je m'endors.

Je ne voulais pas m'endormir la première.

La journée de marche, les semaines de silence, le froid et la rancune ont accordé la victoire au mesquin marchand de sable.

 

Elle se réveille en sursaut. Ses mains sont couvertes d'une sueur froide. Ses cheveux collent à son front et dans son cou, emmêlés, bordéliques, étouffants. Elle entend au loin le coassement craquant d'un crapaud solitaire.

Le vent souffle par la fenêtre ouverte, et elle sent entrer dans la chambre noire les effluves des vieux tilleuls qui s'alignent dans la cour, elle entend le tremblement métallique de la grille d'entrée, et plus loin le ruisseau sale qui s'écoule dans une tranchée boueuse. Une grenouille saute dans l'eau glacée, effrayant un écureuil qui détale aussitôt.

Elle se sent assaillie par les bruits de la nuit : un robinet mal fermé dans la cuisine, une chouette qui hulule. Les relents de son rêve planent encore dans sa conscience ; des émotions dures, plaquées, un remords sévère et une honte lancinante.

Elle est nue, réalise que la couverture est rêche, et elle a froid. Elle ne trouve pas de position moins inconfortable.

Elle s'extrait avec embarras des draps blancs qui s'emmêlent autour de ses membres las. Elle va fermer la fenêtre, retourne se glisser dans le linceul.

Elle regarde le plafond, sent la pièce minuscule qui l'entoure, a soudain l'impression que tout rétrécit autour d'elle. Les murs se rapprochent, vont écraser le lit…

Et s'il y avait des insectes, là-bas près de ses orteils ? Et s'il y avait un crabe sous l'oreiller ? Ses craintes puériles prennent une ampleur terrifiante, et elle hésite à aller vérifier que la porte est bien fermée, quand elle se souvient qu'il peut y avoir des serpents au sol. Et s'ils grimpaient au pied du lit…

Tous ses muscles se crispent, elle se précipite en boule au milieu des draps. Son genou effleure un corps. Elle se souvient de l'homme, de l'alcool, de la soirée. Elle colle son corps au sien, se blottit, pose un baiser sur ses yeux fermés, retrouve la paix et s'endort.

 

Je me réveille à l'aube, les jambes emmêlées dans les draps, les bras et les orteils à nu. Un visage chaud caresse mon cou ; il embrasse lentement ma peau ; de temps à autre, il laisse échapper un léger gémissement et je sens ses cils papillonner. Je reste de longues minutes, immobile, sans lui laisser savoir que je suis éveillée. En même temps que les lèvres de l'homme, le soleil caresse ma peau tendrement.

Le coton doux de l'oreiller sous ma nuque… Un chien aboie au loin. D'un coup, je me retourne ; à califourchon sur le corps de l'homme, je le couvre de baisers à mon tour… le front… les yeux… le sourire… les oreilles, le cou, ce torse qui me fascinait tant hier soir… Nous rions comme des enfants. D'un coup, ses mains couvrent mes seins, les massent. Il ferme les yeux… Que ses gestes m'étourdissent ! Je le convie à mon paradis. Les heures passent…

Je me retrouve, seule avec moi-même, dans la salle de bains. Mes joues ont repris un peu de couleur, mais ma peau est toujours très blanche. Je laisse l'eau brûlante couler sur mes épaules.

Il m'a passé une petite culotte pourpre et un soutien-gorge de dentelle mauve.

Nous descendons dans la cuisine, main dans la main. La troisième marche grince. Il me plaque contre le mur, colle son corps au mien et m'embrasse longuement. Lorsque j'en ai assez, il sépare nos corps et continue son chemin. Je lui demande son nom. Il ne répond rien.

La huitième marche grince.

Dans la cuisine, un vieux percolateur ronronne déjà, un gros pain noir dort sur la nappe en toile cirée. Nous mangeons lentement, les yeux baissés, et je fais la vaisselle pendant qu'il va prendre sa douche.

J'ouvre le rideau rouge. Tout en plongeant mes mains dans l'eau brûlante et savonneuse, je considère, pensive et contente, la prairie détrempée qui se tord au relief jusqu'à la petite forêt. C'est un beau paysage bien belge, offrant toutes les nuances du gris : perlé, argenté, cotonneux, ou tout froid. Un ruban gris sombre, qui suit la pente de la colline, s'enfouit dans la forêt en se déroulant avec grâce.

 

L'homme m'appela du salon, plein d'entrain : « On fait des blitz ? »

Je me précipitai, réjouie : je brûlais de reprendre cette vieille habitude de jeter les pierres sur le plateau, de frapper la pendule, de ramasser fébrilement les prisonniers en bousculant tous leurs voisins.

Nous enchaînâmes les parties rapides, tantôt perdant sur des erreurs de débutants, tantôt compliquant le statut des groupes au point du tenuki pour ne pas avoir à réfléchir. De temps à autre, tandis que ma main restait suspendue tremblante quelques secondes de réflexion, je sentais ses yeux se lever sur les miens et sourire.

Mais tandis que je posais le fuseki chinois pour la troisième fois, un écœurement violent me saisit au fond du ventre. J'eus envie, d'un coup, de renverser les petits pions de verre, de frapper la tête de cet idiot sur le bloc de bois ; son sourire niais, heureux, stupide m'agaçait au plus haut point.

Je retournai près du radiateur, où dormaient toujours mes grosses bottines ; je les laçai à mes pieds. L'homme faisait couler les pierres par poignées dans le bol. Son visage se leva pour la première fois sur moi et je le sentis interrogatif. Je lançai, légère : «Je vais cueillir de la ciboulette pour le dîner ! » et aussitôt, je traversai la cuisine, j'ouvris la porte, et je courus à travers la cour. J'entendis l'homme crier des choses que je ne compris pas.

 

La lourde grille métallique, la route où claquent mes bottines, le petit fossé qui la sépare des herbes trempées ; je cours, je cours à travers la prairie, en direction du petit bois. Les graminées, en battant mes mollets, détrempent le pantalon de toile de la femme de cette homme, morte ou partie, ou je ne veux pas savoir… J'entends le glapissement d'un chien dans mon dos. Loin ? Je ne sais. Je cours.

Le petit ruisseau approche. Je suis essoufflée, mes jambes ont mal. Ma tête martèle et tourne, mais je ne puis m'abattre sur le sol.

J'arrive au ruisseau ; accru par les pluies de la nuit, il est tumultueux et boueux, s'écoule en obstacle à ma fuite.

Je saute, mon pied glisse dans la boue, mon autre pied atterri, pataud, au milieu du ruisseau. Je me dégage de la vase, et je me faufile entre les épicéas aux troncs desséchés, affolée, en pleurs — il fait froid.

Mais j'ai bien failli y rester.

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