Froid
Ca parle encore de Go... Je vous présente toutes mes excuses...
Merci aux personnes qui ont patiemment relu ce texte.
Froid.
On se sent
vivre, mais enfin, ce n'est jamais agréable. Ce soir, le froid mord les seins
d'une dame ; sourd, grommelant, persistant, il broie ses tétons entre ses dents
de chauve-souris, et ses petites ailes grises flappent sur ses seins ronds. De longs
cheveux noirs, qui ont subi la pluie dès le matin, gèlent à présent en grandes
baguettes rigides qui caressent sa nuque au rythme de sa marche.
Je dois
être quelqu'un d'autre, ailleurs, assise dans un train peut-être, ou sur un lit
à draps fleuris, à me délecter du tiède — je ne dois pas être cette vagabonde
qui sent tomber le soir d'hiver — ciel dégagé, la nuit me tuera. Une ferme
s'étend au prochain carrefour ; des étables, du fumier humide, un chien
puant et glapissant.
Mes jambes
avancent par automatisme, mais mon corps me tire vers le bas. Et si je restais
plutôt dans ce petit bosquet ?
C'est si
loin… Et cette ferme recule à chacun de mes pas. Si je m'arrête là, c'est la
fin. Mais la fin, c'est quoi ?
J'y suis.
La grille est ouverte. Je traverse la cour, les yeux fixés sur les rideaux
rouges qui protègent une lumière orange du grand extérieur bleu-gris.
Je frappe à
la porte avec le gros heurtoir métallique, peut-être lourd. J'ai peur que mes
doigts ne se fondent dans l'objet, ne s'en dissocient plus, ou reviennent à ma
main avec la raideur du froid métal.
Un courant
d'air se lève et c'est ça le pire. Ces aiguilles de cristal, ces frottements de
froid qui irritent ma peau, ces hurlements sardoniques dans la forêt là-bas,
derrière la route, forêt sombre où je risque de me congeler cette nuit si
personne ne vient m'ouvrir la porte de la ferme…
Alors
quelqu'un vient m'ouvrir.
De la
lumière chaude se déverse sur mes épaules. Je rentre vite dans la cuisine, je
ferme vite la porte à la nuit et je jette vite un regard de chien battu autour
de moi.
C'est bien
une cuisine de ferme, aménagée avec simplicité. Un panier à fruits devant la
fenêtre. Une nappe de toile cirée. Des photos en noir et blanc sur un mur
orange doux. Une poêle sur la cuisinière, une de ces vieilles poêles épaisses
et un peu griffées, qui attend le feu et la cuiller en bois. Jeune homme dans
un pull en laine, cheveux noirs en bataille. La porte du garde-manger en bois
léger. Des post-it sur le frigo. Une petite table de chêne avec une seule
chaise.
Une seule
chaise.
Sa voix
chaleureuse sur un ton distant : « Bonjour… » Heureusement, je comprends la
question. Je murmure et marmonne quelque chose à propos de l'hospitalité en me
glissant vers le radiateur. Il quitte la pièce.
Je regarde
la poêle. Je dois être dans un rêve. Il revient avec une chaise.
« Tu
veux prendre une douche pendant que je prépare le souper ? » Je le suis. Je
retiens un mouvement de surprise en passant dans le salon : un goban dort au
centre de la pièce, sous l'ombre légère de la fenêtre grise. Deux bols de bois
sombre, fermés.
Oui, je
suis dans un rêve. Quelle chance.
Nous
montons l'escalier de bois. La troisième marche grince. Mon hôte a un beau dos,
un beau cul, de longues jambes. La huitième marche grince.
La salle de
bains est propre, très blanche. Il allume une petite chaufferette et sort deux
serviettes épaisses. Il me regarde un peu, et sort.
Je laisse
tomber ma veste. Je ne portais qu'un pull quand je suis partie. Je le porte
toujours, élimé, rêche, probablement puant. Je l'enlève.
Très vite
je laisse la chaufferette de caresser mes épaules blanches d'un flot d'air
brûlant.
Je suis
toute maigre maintenant, et ma peau est blanche,
à certains endroits rouge. Je trouve un peigne sur une étagère. J'éparpille mes
cheveux sur mes épaules nues, et je tire avec le peigne ; j'ai un peu besoin
que ça fasse mal.
Nue, je me
sens mieux. C'est peut-être le seul beau jour depuis plusieurs semaines. Je fais
couler l'eau dans la douche. Elle arrive tiède, puis chaude aussitôt.
Il n'y a
que des produits d'homme. Et une seule chaise dans la cuisine. Mais ce goban
dans le salon… Quel étrange… Des souvenirs déferlent. Le jour où j'ai découvert
les règles de ce jeu. La première pierre que j'ai fait claquer. Les formes et
les stratégies. Depuis combien de temps c'est fini, tout ça ? Je ne revois,
étrangement, que des morceaux de parties, et des visages.
Lentement,
je parcours mon corps, mes muscles fatigués, et je laisse l'eau chaude me
marteler la peau. Quand je sortirai, je sentirai bon les parfums d'homme.
En me
séchant, je pense toujours au Go. Je revois les josekis que je n'aimais pas,
les débuts de partie à handicap tard le soir avec des amis plus forts, les
tsumegos qui auraient pu me rendre chauve, les jeunes qui se rassemblent autour
d'un goban pour commenter une séquence. Et certains tesujis qui m'ont fait
frissonner.
Propre, les
cheveux mouillés nattés sur mes épaules blanches, je redescendis dans la
cuisine, forçant mes yeux à ne pas s'égarer dans le salon, à présent baigné de
ténèbres. Lorsque j'entrai dans la cuisine, le beau jeune homme était occupé à
étaler deux grosses tranches de lard dans la poêle.
« Tu
es là. » Un petit silence.
« Je
voudrais te passer des vêtements propres, si tu pouvais surveiller le
repas… »
Il me
tendit une spatule en bois. J'étais dévorée par la faim et le temps semblait
s'être arrêté. Je patouillai mollement le lard dans la graisse.
Je revois
le goban. Je revois les deux adversaires indifférents se serrer la main, les
premières pierres atterrir sur le bois. On commence une partie par une leçon de
calcul. Je dis un. Je dis deux, quatre, six, huit. C'est parti.
La première
pierre claque en inaugurant le goban.
Ça fait
plusieurs minutes. Ça fait plusieurs heures, ça fait plusieurs semaines que je
n'ai pas joué. Une pierre noire, une pierre blanche. C'est l'équilibre. On
pourrait presque s'en tenir à ces deux premières pierres. Mais c'est à Noir de
jouer, et Noir a envie de points. Blanc s'irrite, il veut s'imposer. Fuseki
croisé ? Fuseki classique ? Faites-vous plaisir.
J'aimais
tant le fuseki chinois.
Je revois
l'alignement placide, l'invasion froide, la pince sévère, les pierres
s'emportent, bondissent en un combat furieux, s'étouffent, courent, nouent
leurs membres fragiles en de longues embrassades meurtrières, se jettent au
sol, s'enlacent avec passion, s'agacent, se chatouillent sous l'instigation
anxieuse de deux joueurs tremblants, couverts d'une sueur froide.
Le lard
commence enfin à onduler, à rétrécir, à grésiller en rosissant. Je fixe la
poêle d'un air patibulaire. Quatre œufs dorment à côté. Deux coups de spatule retournent
les morceaux de lard.
Le temps
s'arrête de nouveau. Qu'est-ce qui m'avait menée au Go ? Je remontais dans ma
mémoire au fil des gobans et des adversaires. Les tournois, les soleils, les
clubs de Go, la pluie, les tsumegos, la nuit,… Et les joueurs de Go…
Lorsque le
lard est enfin prêt, ma main droite attrape un œuf, et d'un mouvement rapide,
le frappe contre le bord de la poêle. La coquille se déchire. J'ai l'impression
de retrouver des gestes ancestraux, antiques, presque innés. J'ai tant changé
depuis ces samedis matins où mes toutes petites mains, assistées par la
bienveillance maternelle, ouvraient les coquilles au-dessus de la graisse
grésillante. Mon papa préparait la table et un de mes frères faisait griller du
pain. Les fricassées du samedi matin préparaient des journées de soleil, de
lecture, de fleurs du jardin qui fanent en quelques minutes et qu'on met à
sécher.
Selon une
vieille tradition familiale, la bonne cuisinière a un rôle primordial dans la
cuisson de l'œuf sur le plat : le blanc doit passer au-dessus du jaune,
l'envelopper, retomber de part et d'autre, jusqu'à ce que la chaleur ait rendu
mou et rebondissant tout le fluide de l'œuf, sans jamais briser la surface
brillante du jaune.
Je sens un
regard dans mon dos.
Je me
retourne : il est à un mètre de moi, captivé par les quatre gros soleils
oranges. Je lui tends la fourchette et la spatule.
« Merci.
Tu peux prendre les vêtements sur la table, ils appartenaient à ma femme. Ils
devraient t'aller, elle te ressemblait beaucoup. »
Je prends
le paquet de vêtements en le remerciant, il ajoute : « Change-toi dans le salon
si tu veux, c'est bientôt prêt. »
Il a rallumé
la lampe, et le goban dort dans la lumière douce. Je ne puis m'empêcher
d'ouvrir les bols pour toucher les pierres froides et dures en pâte de verre.
Je me
souviens que les noires m'avaient toujours semblé plus douces et plus chaudes,
mais ce soir je suis incapable de sentir la différence tant mes doigts sont
glacés.
Mais les
souvenirs et les émotions m'éblouissent, alors je referme rapidement les bols
de bois et m'empresse d'enfiler le pantalon de toile noire, le soutien-gorge de
dentelle sombre et la blouse légère. Je prends les chaussettes épaisses et
tièdes en guise de chaussons, et laisse mes propres vêtements et mes grosses
bottines boueuses près du radiateur avant de rejoindre mon hôte.
Les
assiettes de porcelaine épaisse, les couverts grossiers, les grosses tranches
de pain noir sur une planchette de bois… je lève les yeux.
Il est beau
comme un dieu.
Ne pas
parler, ne pas briser le rêve.
« Tu
dois avoir faim… »
Il déchire
la fricassée, la fait glisser dans mon assiette, me sert du vin.
La table
est simple — la nappe est déchirée aux coins — mais le vin est exceptionnel. Je
le savoure très doucement.
Lorsqu'il
ouvre la deuxième bouteille, je reconnais un parfum, une saveur différente.
Entre les arômes, je traque le défaut, mais en vain.
Le sang
pourpre de la bouteille achève de me réchauffer.
« Vous
êtes joueur de Go ? »
Il répond
naturellement : « Oui. Tu connais le jeu ? »
« Bien
sûr. On pourrait jouer. »
Et nous
voilà dans le salon, agenouillés face à face, séparés par un bloc de bois.
Deux heures
plus tard, il se leva en s'excusant, partit dans la cuisine et revint avec une
bouteille et deux petits verres. Il me versa un alcool que je ne connaissais
pas — fort et sucré, épais, mais épicé aussi, couvert d'arômes de gingembre, de
cannelle, et d'une herbe que je ne reconnus pas. L'homme s'assit à mes côtés.
« A la
vôtre… »
Je sens mon
corps brûler doucement. Nous parlons du bois du goban, des pierres qu'il aurait
aimées en coquillage, puis nous comparons leurs claquements. Je lui montre un
tsumego qui m'avait fascinée… il me montre des josekis, je feins l'intérêt, je
lui apprends le Keima-Go, il rit.
Lorsque ses
yeux rient j'ai envie de coller mon corps au sien… Lequel des dieux de l'Hadès
a donc façonné la courbe de son torse ?
Il m'a
servi un autre verre.
« A la
vôtre… »
Tandis
qu'il boit ses yeux se ferment et je peux voir son visage mignon, sa bouche
mi-ouverte où coule l'alcool, ses joues épaisses qui lui donnent un air candide
et attachant.
Lorsque ses
yeux se ferment j'ai envie de les sceller un instant d'un baiser doux…
Nous
rangeons les pierres noires et blanches. A présent, elles me paraissent d'une
tiédeur étrange… Ma main frôle la sienne. Je verse une poignée de pierres dans
le grand bol de bois, aussi délicatement que possible. Nous attrapons les
dernières pierres.
Nos mains
se touchent encore.
Nos mains
se touchent.
Ses yeux se
fixent dans mes yeux. Lorsque ses yeux me regardent je craque. Il porte ma main
à ses lèvres.
J'hésite.
Sa main est douce. Le haut de son poignet est légèrement poilu.
Je la
caresse doucement. Il lâche ma main ; humiliée, je me rétracte ; mais c'était
pour remplir un verre d'alcool ; au lieu de me le tendre, il se lève,
s'agenouille dans mon dos, et porte timidement le liquide à ma bouche.
« A la
vôtre… »
Mes mains
se posent sur les siennes ; elles sont chaudes et fortes ; je penche la tête en
arrière et laisse l'alcool couler entre mes lèvres ; il tremble, une
gouttelette m'échappe et glisse, le long de ma joue, le long de ma gorge
blanche, traverse mon buste pour s'arrêter à la dentelle noire de mon
soutien-gorge.
Le verre
est vide ; je fonds dans ses bras en sanglotant doucement.
Ses épaules
d'homme me couvent, ses grandes mains caressent mon dos. Il murmure quelque
chose que je ne comprends pas.
La soirée
continua, enivrante et secrète, sur le canapé, dans la cuisine, dans la salle
de bains, dans le grenier poussiéreux, partout où son corps d'homme me porte en
souriant — puis enfin, dans le lit, sous les poutres solides, dans les draps
blancs — il accomplit son devoir d'homme, fébrile et brûlant.
Dehors, au
loin, j'entends un croassement de corbeau. Une pomme de pin tombe dans la
rivière, avec un petit « plouf » qui éveille un poisson d'argent. La maison
craque comme un bois vert que l'on met à brûler. Ses mains attrapent mes nattes
et les libèrent consciencieusement, en boucles épaisses qui le guident à mes
seins.
J'ai toute
la nuit pour imprégner mes lèvres de son corps, et imprimer ma chaleur sur ses
épaules — froides et pourtant si douces — ma douceur sur ses cuisses musclées —
et les traces de mes mains dans les sillons lisses de son dos droit — ses
fesses me rendent folle — je dévoue mon corps au sien — les heures passent — et
je m'endors.
Je ne
voulais pas m'endormir la première.
La journée
de marche, les semaines de silence, le froid et la rancune ont accordé la
victoire au mesquin marchand de sable.
Elle se
réveille en sursaut. Ses mains sont couvertes d'une sueur froide. Ses cheveux
collent à son front et dans son cou, emmêlés, bordéliques, étouffants. Elle
entend au loin le coassement craquant d'un crapaud solitaire.
Le vent
souffle par la fenêtre ouverte, et elle sent entrer dans la chambre noire les
effluves des vieux tilleuls qui s'alignent dans la cour, elle entend le
tremblement métallique de la grille d'entrée, et plus loin le ruisseau sale qui
s'écoule dans une tranchée boueuse. Une grenouille saute dans l'eau glacée,
effrayant un écureuil qui détale aussitôt.
Elle se
sent assaillie par les bruits de la nuit : un robinet mal fermé dans la
cuisine, une chouette qui hulule. Les relents de son rêve planent encore dans
sa conscience ; des émotions dures, plaquées, un remords sévère et une
honte lancinante.
Elle est
nue, réalise que la couverture est rêche, et elle a froid. Elle ne trouve pas
de position moins inconfortable.
Elle
s'extrait avec embarras des draps blancs qui s'emmêlent autour de ses membres
las. Elle va fermer la fenêtre, retourne se glisser dans le linceul.
Elle
regarde le plafond, sent la pièce minuscule qui l'entoure, a soudain
l'impression que tout rétrécit autour d'elle. Les murs se rapprochent, vont
écraser le lit…
Et s'il y
avait des insectes, là-bas près de ses orteils ? Et s'il y avait un crabe sous
l'oreiller ? Ses craintes puériles prennent une ampleur terrifiante, et elle
hésite à aller vérifier que la porte est bien fermée, quand elle se souvient
qu'il peut y avoir des serpents au sol. Et s'ils grimpaient au pied du lit…
Tous ses
muscles se crispent, elle se précipite en boule au milieu des draps. Son genou
effleure un corps. Elle se souvient de l'homme, de l'alcool, de la soirée. Elle
colle son corps au sien, se blottit, pose un baiser sur ses yeux fermés,
retrouve la paix et s'endort.
Je me
réveille à l'aube, les jambes emmêlées dans les draps, les bras et les orteils
à nu. Un visage chaud caresse mon cou ; il embrasse lentement ma peau ; de
temps à autre, il laisse échapper un léger gémissement et je sens ses cils
papillonner. Je reste de longues minutes, immobile, sans lui laisser savoir que
je suis éveillée. En même temps que les lèvres de l'homme, le soleil caresse ma
peau tendrement.
Le coton
doux de l'oreiller sous ma nuque… Un chien aboie au loin. D'un coup, je me
retourne ; à califourchon sur le corps de l'homme, je le couvre de baisers à
mon tour… le front… les yeux… le sourire… les oreilles, le cou, ce torse qui me
fascinait tant hier soir… Nous rions comme des enfants. D'un coup, ses mains
couvrent mes seins, les massent. Il ferme les yeux… Que ses gestes
m'étourdissent ! Je le convie à mon paradis. Les heures passent…
Je me
retrouve, seule avec moi-même, dans la salle de bains. Mes joues ont repris un
peu de couleur, mais ma peau est toujours très blanche. Je laisse l'eau
brûlante couler sur mes épaules.
Il m'a
passé une petite culotte pourpre et un soutien-gorge de dentelle mauve.
Nous
descendons dans la cuisine, main dans la main. La troisième marche grince. Il
me plaque contre le mur, colle son corps au mien et m'embrasse longuement.
Lorsque j'en ai assez, il sépare nos corps et continue son chemin. Je lui
demande son nom. Il ne répond rien.
La huitième
marche grince.
Dans la
cuisine, un vieux percolateur ronronne déjà, un gros pain noir dort sur la
nappe en toile cirée. Nous mangeons lentement, les yeux baissés, et je fais la
vaisselle pendant qu'il va prendre sa douche.
J'ouvre le
rideau rouge. Tout en plongeant mes mains dans l'eau brûlante et savonneuse, je
considère, pensive et contente, la prairie détrempée qui se tord au relief
jusqu'à la petite forêt. C'est un beau paysage bien belge, offrant toutes les
nuances du gris : perlé, argenté, cotonneux, ou tout froid. Un ruban gris
sombre, qui suit la pente de la colline, s'enfouit dans la forêt en se
déroulant avec grâce.
L'homme
m'appela du salon, plein d'entrain : « On fait des blitz ? »
Je me
précipitai, réjouie : je brûlais de reprendre cette vieille habitude de jeter
les pierres sur le plateau, de frapper la pendule, de ramasser fébrilement les
prisonniers en bousculant tous leurs voisins.
Nous
enchaînâmes les parties rapides, tantôt perdant sur des erreurs de débutants,
tantôt compliquant le statut des groupes au point du tenuki pour ne pas avoir à
réfléchir. De temps à autre, tandis que ma main restait suspendue tremblante
quelques secondes de réflexion, je sentais ses yeux se lever sur les miens et
sourire.
Mais tandis
que je posais le fuseki chinois pour la troisième fois, un écœurement violent
me saisit au fond du ventre. J'eus envie, d'un coup, de renverser les petits
pions de verre, de frapper la tête de cet idiot sur le bloc de bois ; son
sourire niais, heureux, stupide m'agaçait au plus haut point.
Je
retournai près du radiateur, où dormaient toujours mes grosses bottines ;
je les laçai à mes pieds. L'homme faisait couler les pierres par poignées dans
le bol. Son visage se leva pour la première fois sur moi et je le sentis
interrogatif. Je lançai, légère : «Je vais cueillir de la ciboulette pour le
dîner ! » et aussitôt, je traversai la cuisine, j'ouvris la porte, et je courus
à travers la cour. J'entendis l'homme crier des choses que je ne compris pas.
La lourde
grille métallique, la route où claquent mes bottines, le petit fossé qui la
sépare des herbes trempées ; je cours, je cours à travers la prairie, en
direction du petit bois. Les graminées, en battant mes mollets, détrempent le
pantalon de toile de la femme de cette homme, morte ou partie, ou je ne veux
pas savoir… J'entends le glapissement d'un chien dans mon dos. Loin ? Je ne
sais. Je cours.
Le petit
ruisseau approche. Je suis essoufflée, mes jambes ont mal. Ma tête martèle et
tourne, mais je ne puis m'abattre sur le sol.
J'arrive au
ruisseau ; accru par les pluies de la nuit, il est tumultueux et boueux,
s'écoule en obstacle à ma fuite.
Je saute,
mon pied glisse dans la boue, mon autre pied atterri, pataud, au milieu du
ruisseau. Je me dégage de la vase, et je me faufile entre les épicéas aux
troncs desséchés, affolée, en pleurs — il fait froid.
Mais j'ai
bien failli y rester.